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William LEWIS
La Loi et l'État : Louis Althusser sur la possibilité de transformation révolutionnaire

Colloque annuel du séminaire de philosophie politique « Penser la transformation ».


Jeudi 24 avril 2014.

Université de Montpellier 3, site Saint Charles.

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C'est peut-être là le point extrême de la solitude de Machiavel d'avoir occupé cette place unique et précaire dans l'histoire de la pensée politique entre une longue tradition moralisante religieuse et idéaliste de la pensée politique, qu'il a refusée radicalement, et la nouvelle tradition de la philosophie politique du droit naturel qui allait tout submerger et dans laquelle la bourgeoisie montante s'est reconnue. (Althusser 1998: 319).

Il est notoire que Louis Althusser a beaucoup dialogué avec de grandes figures de l’histoire de la philosophie politique. En plus de Marx, où il a trouvé de nombreuses vérités mais aussi des erreurs, des apories, des contradictions et des idées sous-développées, ses autres interlocuteurs privilégiés étaient Machiavel et Spinoza. Bien qu’il les ait parfois trouvés incomplets sur quelques points précis, le plus souvent il a trouvé dans leurs livres des solutions aux problèmes qui paraissaient insurmontables à première vue et qui étaient liés aux pratiques marxiennes de la philosophie, de la science, et de la politique. En particulier, c’est grâce à Spinoza qu’Althusser a surmonté les problèmes dans sa propre théorie de la production, de la justification des connaissances scientifiques et du sujet. (Thomas, 2002; Williams, 2013). De son côté, Machiavel a inspiré les théories qu’Althusser a développé sur la manière d’affecter les changements politiques à partir d’une connaissance de la conjoncture historique. Plus intime même, Althusser s’identifiait à la Solitude du Florentin. Comme Machiavel, Althusser sentait qu’il occupait « une place unique et précaire dans l'histoire de la pensée politique ». Contrairement à Machiavel, cette place n’était pas « entre une longue tradition moralisante religieuse et idéaliste de la pensée politique… et la nouvelle tradition de la philosophie politique du droit naturel ». Par contre, il espérait être arrivé à la fin de cette tradition de la loi naturelle. Par conséquent, Althusser se regardait comme occupant une position unique et précaire, une position entre une tradition de la loi naturelle (encore très vivante) et une tradition communiste ou prolétarienne qui pourrait arriver ou ne pas arriver.           

Comme Machiavel au seizième siècle, Althusser se trouvait à la fin du vingtième siècle avec peu d’alliés et était en train de théoriser la possibilité d’un avenir sans garantie (Goshgarian, 2006, p. xxv). Il était isolé parce que la philosophie marxiste et la politique communiste lui paraissaient être en état de crise et presque personne ne partageait avec lui ces opinions. Lorsqu’il était le plus engagé dans ces réflexions (1975-80), le projet marxiste-léniniste classique de la révolution mondiale prolétarienne (une révolution qui serait faite par une partie indépendante du gouvernement et de l’avant-garde du prolétariat) était un train d’être repensé par le Parti Communiste Français et par plusieurs autres partis communistes européens. En France, les gens qui sont restés fidèles au parti ont avalisé une stratégie de coopération électorale avec les socialistes et la nouvelle initiative de l’eurocommunisme. De plus, le parti avait recueilli des bénéfices électoraux grâce à cette stratégie (Brunet 1996: 110). Comme pour ceux qui ont quitté le parti au début de la décennie pour poursuivre des aventures maoïstes, par sa fin, ils ont déclaré avoir réglé leurs comptes avec le marxisme et avaient commencé à réaliser le néolibéralisme en France (Goshgarian, 2006, p. xxvii). Qu’elles soient de gauche ou de droite, les deux tendances acceptaient la tradition du droit naturel comme nécessaire et toutes les deux étaient en train de chercher les propres moyens pour travailler à l’intérieur des institutions qui n’étaient que ses instances. Cependant, Althusser traitait les deux tendances avec mépris. Il les a attaqués dans des dizaines d’interventions, d’articles et dans plusieurs livres. Son argument était qu’aucune approche n’est capable de répondre à une question très difficile. Cette question était « comment faire la transition d’une totalité socio-économique caractérisée par les rapports capitalistes d’exploitation à une totalité animée par les rapports communaux et sans exploitation.

L’expérience soviet du vingtième siècle a fortement suggéré à Althusser que la transformation des pratiques sociales et économiques n’était pas suffisante pour atteindre des objectifs communistes (Althusser, 1998, pp. 270–72). De même, il a jugé les tentatives européennes d’utiliser les institutions parlementaires et libérales pour introduire des nouveaux rapports de productions comme insuffisantes (Althusser, 1995, p. 92). Selon Althusser, pour être efficace, il faut que les pratiques économiques et sociales soient totalement transformées. C’est le cas parce que ces pratiques de la superstructure sont les choses qui garantissent la continuation d’une totalité socio-économique donnée. Ils doivent être remplacés avec de nouvelles pratiques (normes, institutions, lois, sanctions juridiques, connaissances) qui sécurisent et garantissent la reproduction et le bon fonctionnement de la nouvelle totalité. Parce que dans son analyse l’État ne peut avoir qu’un objectif, qui est de réaliser les intérêts de la classe dominante, il faudrait poursuivre la construction d’un état transitionnel, un état conçu pour installer, maintenir, et pour défendre les intérêts sociaux et économiques des prolétaires (Althusser, 1995, p. 277). En d’autres termes qui sont peut-être plus familiers, Althusser soutenait la thèse marxiste-léniniste qu’une dictature du prolétariat est nécessaire pour faire la transition d’une société constituée essentiellement des rapports bourgeois des productions et consommation à un État sans État du communisme. Dans cet État, les rapports entre humains sont animés par le principe d’égalité et pas encore par le droit de propriété.

Au fond, l’intérêt d’Althusser pour l’État et pour ses lois est motivé par une question. Cette question est de savoir si un État peut être transformé à l’intérieur et par ses propres moyens, même si cet État est construit pour ne servir que les intérêts d’une classe sociale spécifique. C’est-à-dire, est-il possible de modifier l’État pour qu’il puisse servir les intérêts d’une autre classe ou même, d’une façon plus démocratique, pour qu’il puisse servir les intérêts et besoins de tous ses sujets ? Mais pour Althusser, la difficulté de cette question réside dans le fait que la tradition marxiste ne nous a fourni presque aucun conseil sur ce sujet. « Dans tout ce que Marx nous a laissé», écrivait Althusser en 1978, « il y a très peu de chose sur ce qu’il appelait la ‘superstructure’—savoir le droit, l’État, et les ‘formes idéologique.’ [e]t la tradition marxiste n’a jusqu’à Gramsci, dont l’apport important reste limité, rien ajouté à ce que Marx nous a laissé  ». (Althusser, 1998, pp. 303–04).

Selon Althusser, pour fournir une réponse à cette question et pour marquer le pas sur le réformisme de la gauche et le néolibéralisme, on doit faire fond sur plusieurs indices que Marx et la tradition marxiste nous ont légués. Heureusement, Althusser a eu pour répondre à cette question sa profonde connaissance de l’histoire de la philosophie politique et de ses théories de l’État de Machiavel à Hegel. De plus, il a pu profiter de ses propres concepts et de ses analyses des relations causales qui tiennent aux différents niveaux des pratiques humaines qui constituent la totalité socio-économique. Ces pratiques comportent l’idéologie, l’économie, la politique, la philosophie, et la science.

Parce qu’au fond Althusser s’intéressait à la transformation du monde socio-économique, il s’est servi de la théorisation de cette transformation par un renouvellement de sa lecture de Machiavel. Cette lecture a été constante, et après sa propre chute due au meurtre de sa femme et dans laquelle il se trouvait dans une espèce de solitude plus affreuse que celle de Machiavel, Althusser restait intéressé par la question de savoir comment affecter cette transformation. Comme il se rétablissait lentement, Althusser a recruté une légion des penseurs de l’histoire de la philosophie. Il les convoquait pour l’aider à penser les moyens théoriques et pratiques de la transformation de l’État. Ces philosophes étaient adoubés comme les « matérialistes aléatoires  » (Althusser, 2006a, pp. 164–68). Bien qu’ils soient souvent obscurs, même contradictoires, si nous lisons ensemble les arguments qu’Althusser a monté pour combattre la « crise de marxisme » de la fin des années soixante-dix avec ses ruminations classiques des années soixante sur les rapports entre la philosophie, l’économie, la science, l’idéologie, et la politique, et si nous les faisons discuter avec ses études critiques de la philosophie politique du 18e siècle, nous pouvons construire une théorie althussérienne de l’État, de la loi, et de la transformation possible des deux. La construction de cette théorie ou, pour être plus précis, la reconstruction raisonnable de cette théorie, est un des objectifs principaux de cette intervention.

Pour que nous y arrivions, je vais tenter de clarifier les distinctions souvent embrouillées qu’Althusser a faites parmi les lois juridiques, morales, socio-scientifiques, et naturelles. En cherchant à clarifier cette théorie, je voudrais rendre compte d’une typologie plausible et tenable de ces distinctions et de ces relations, une typologie qui reste fidèle aux études d’Althusser sur ces sujets. Après ce compte rendu, je présenterai une position Althussérienne qui découle de cette typologie. Cette position est qu’aucun changement à l’intérieur des lois et des institutions juridiques existantes n’est suffisant pour apporter des modifications essentielles dans la totalité socio-économique.

Bien qu’Althusser se soit trouvé dans une positon politiquement et théoriquement isolée à la fin des années soixante-dix, il n’était jamais seul au moment où il a commencé à réfléchir  sur les questions philosophiques fondamentales. Au contraire, il a toujours pensé ces questions avec des figures renommées de l'histoire de la philosophie. Oui, Il pensait avec eux, mais il les approchait toujours avec une méthode critique de lecteur qu’il attribuait à Marx. Cette méthode lui permettait de lire les figures canoniques pour discerner ce qu’elles ont vu justement mais aussi pour distinguer les éléments de leurs philosophies qui étaient contradictoires ou restaient non-résolus. Selon Althussser, ces choses n’exprimaient que d’une façon philosophique les contradictions de l’époque dans laquelle ils vivaient, et les limites de leurs connaissances (Montag, 2003, pp. 48–49). De la même manière, quand Althusser a lu ses contemporains philosophiques, il essayait de distinguer quelle partie de leur pensée était idéologique et quelle partie était philosophique. La différence entre les deux ? Les pensées idéologiques servent à soutenir ou simplement reproduire les rapports existants alors que les pensées philosophiques possèdent le potentiel de les changer (Althusser, 1994, p. 177). Avec cette méthode de lecteur critique, Althusser a établi sa propre connaissance de la Loi. Dans sa majorité, cette conceptualisation était dérivée de sa lecture des analyses classiques de la Loi de Spinoza, Montesquieu et Marx. Cependant, il avait aussi une dette envers la tradition de l’épistémologie historique et la théorie du positivisme juridique.

Les lectures de Spinoza et Montesquieu sur la nature de la Loi nous fournissent de bons exemples de la méthode critique d’Althusser. Citant la discussion sur la loi dans le Traité théologico-politique, Althusser a essayé de démontrer qu’au 16ème et 17ème siècles, il y avait une grande confusion dans la compréhension philosophique de la loi. Cette confusion venait du fait qu’ «avant de prendre le nouveau sens d'une relation constante entre des variables phénoménales, c'est-à-dire avant de se rapporter à la pratique des sciences expérimentales modernes, la loi appartenait au monde de la religion, de la morale et de la politique» (Althusser, 1959, p. 29). Avant notre connaissance moderne et différenciée du terme, le terme «loi » a signifié quelque chose entre “la contrainte et l'idéal.” La loi était toujours émise comme un « commandement », un commandement qui a  toujours besoin d’« une volonté pour ordonner et des volontés pour obéir. » Selon Althusser, tous les types de loi partageaient la même structure conceptuelle dans la pensée médiévale et « on pouvait parler de loi divine, de lois naturelles, de lois positives (humaines) dans un même sens » (Althusser, 1959, p. 29)

Dans son petit livre sur Montesquieu, c’est à Spinoza qu’Althusser a attribué la première différenciation conceptuelle parmi les lois, en fonction de leurs caractères différents.

Au cours d’une discussion autour de la différence entre Jus (la loi divine) et Lex (la loi humaine), Spinoza offre cette distinction : « C'est toutefois par métaphore que le mot de ‘loi’ se voit appliqué aux choses naturelles, car communément on n'entend pas par loi autre chose qu'un commandement” (Althusser, 1959, p. 30). Pourquoi métaphorique ?  Parce que les choses naturelles ne sont que les existants en soi, elles ne commandent pas, elles ne fournissent ni un ordre ni une fin.  S’il y a une similarité entre la loi naturelle et la loi morale qui permet une comparaison implicite (et qui est peut-être aussi la source de la confusion), c’est parce que toutes les deux décrivent et définissent l’ordre inné des objets auxquels elles s'appliquent et, aussi, parce qu'elles sont considérées comme universelles. Après Spinoza, l’époque moderne était caractérisée par « ce long effort…à dégager pour le nouveau sens [scientifique] de loi un domaine propre : celui de la nature, celui de la physique » (Althusser, 1959, p. 27) Pendant cette période, la connaissance Européenne des deux principaux types de loi (la normative et la naturelle), devenait assez divisée au niveau de la pratique. Pour qu’elle puisse avancer, la science était obligée de mettre de côté la question de l’origine et de la fin des phénomènes. Par contre, elle essayait de ne les comprendre qu’au niveau de leurs occurrences régulièrement répétées et de leurs relations respectives. Pourtant, la confusion entre les lois naturelles et normatives subsistait au niveau de la philosophie, de la théologie, de la politique et de la moralité.

 Bien qu’ils doutaient des théories du commandement divin, les philosophes de l’époque moderne "hésitaient à  se débarrasser de l’idée que l’ordre naturel peut nous offrir des moyens pour bien ordonner nos mondes politique et éthique. Par conséquent, ils s’appliquaient à la recherche dans le monde naturel des lois universelles qui pourraient nous guider dans le monde des affaires humaines. Dans les notes de conférence et dans les textes d’Althusser sur des figures canoniques comme Montesquieu, Hobbes, Locke, Rousseau, Kant, et Helvétius, l’une des préoccupations principales d’Althusser est de retracer les tentatives successives de cette réunification pratique et de prendre note de la différenciation conceptuelle entre les lois qui étaient la conséquence de ces réunifications. En résumé, Althusser maintient qu’il y a trois approches à ce retour de la philosophie pratique à l'ordre naturel. Dans une première approche, la loi morale est totalement séparée de la loi naturelle sauf pour la reconnaissance que les êtres humains possèdent une capacité naturelle qui leur permette d’accéder à la loi naturelle, de la connaître et, par cette loi, de bien structurer leurs rapports avec les autres. C’est là la solution de Kant (Althusser, 2006b, p. 132). La seconde approche consiste à soutenir avec Rousseau et Montesquieu que les seules lois auxquelles les humains obéissent par nature sont les lois qui les gouvernent en tant que créatures naturelles, à savoir les lois physiques et biologiques (Althusser, 2006b, p. 285, 1959, p. 39). La conséquence qui découle de cette position est que, si les lois morales existent, il faut qu’elles soient d’origine humaine. Les lois morales constituent pour nous une « seconde nature ». Cela est vrai même si elles sont à l’origine les produits d’une capacité du sentiment comme la pitié, ou encore si elles sont adoptées pour le bénéfice qu’on en attend. Parce qu’elles ne sont pas dérivables des relations originaires entre l’être humain et son environnement naturel, ces lois ne peuvent que recevoir leur autorité d’un accord et recevoir leur justification d’une combinaison de tradition et d’utilité, ou encore d’une cohérence apparente avec la sympathie.

La troisième approche à cette réconciliation est une combinaison des deux précédentes. John Locke nous en fournit le principal exemple. La tentative de Locke de dériver la loi positive de la loi morale et d’ancrer la loi morale dans l’ordre naturel nous procure un exemple du grand effort spéculatif dont les philosophes modernes pourraient se servir pour parvenir à l’intégration de la moralité bourgeoise dans la loi civile et l’ordre naturel. Comme Althusser le souligne dans ses notes de conférences de 1965-6 : pour Locke, les lois morales et les lois convenues avec le contrat social sont philosophiquement identiques. Au fond, les deux possèdent la même source et la même justification : la loi naturelle. Tel est le cas parce que la moralité n’est que la conscience de soi telle que donnée par Dieu. Le droit civil ne peut être que cette loi de la conscience exprimée dans la forme d’un contrat. Selon Locke, personne n’abandonnerait volontairement ce qu’il est par nature, c’est-à-dire que personne ne se séparait jamais de ce qu’il sait être son droit et son essence. Donc, pour Locke, le droit civique ou juridique ne peut être que la loi naturelle et morale à l’intérieur de l’homme, externalisée et universalisée (Althusser, 2006b, p. 297).  

Avec Locke, nous nous trouvons profondément dans la « tradition de la philosophie politique du droit naturel qui allait tout submerger et dans laquelle la bourgeoisie montante s'est reconnue. » Le philosophe de la révolution bourgeoise en Angleterre a comblé les fissures ontologiques que la moralité moderne et la science moderne avaient ouvertes entre les objets assujettis à la loi naturelle, la loi morale et la loi positive. Pourtant, la seconde approche butait contre cette solution. A cause de la reconnaissance des provenances différentes de la loi naturelle et de la loi humaine, il était difficile une fois encore de réduire tous les types de loi à un seul concept ou de démontrer pourquoi les lois humaines tirent leur autorité des lois naturelles. Par conséquent, le projet de donner à la moralité bourgeoise une base métaphysique était rendu difficile. L’argument que les seules lois auxquelles les humains obéissent par nature sont les lois qui les gouvernent en tant que créatures naturelles a souligné et renforcé les distinctions entre la loi divine, la loi naturelle, la loi morale, et la loi positive. Parce qu’ils ont pris acte de la variété qui se trouvait parmi les êtres humains dans leurs mise en oeuvre et dans leurs compréhensions de la volonté de Dieu, et également parce qu’ils ont noté la diversité des réponses aux questions de nos obligations primaires et de la différence entre les choses considérées comme licites et les choses considérées comme illicites, des philosophes comme Montesquieu et Rousseau soutenaient que les seules lois universelles suivies par les humains étaient les équivalents dans l’ordre « hominidé » des lois qui, dans la classe « aves », poussent les oiseaux à nidifier. Ces lois pourraient concerner les passions, les penchants, les besoins fondamentaux et les formes vraisemblables des associations humaines. Pourtant, l’observation des êtres humains dans leurs comportements religieux, moraux, et juridiques par les méthodes historiques ou sociologiques ne nous permettait pas de découvrir « une relation constante entre des variables phénoménales. » De Plus, par l’observation de l‘histoire soit spéculativement (comme chez Rousseau), soit dans ses évènements concrets (comme chez Montesquieu), ces philosophes remarquaient des changements diachroniques dans nos codes moraux et juridiques. Ils ont analysé la façon dont ces changements étaient relatifs aux divers types d’associations historiques que nous avons formés et même comment ces codes ont animé ces institutions. Ces types d’observations ont aussi révélé que, dans ses effets, le code moral et juridique privilégie certaines personnes au détriment des autres et que les règles morales et les lois juridiques ne sont pas universelles mais plutôt arbitraires et variables selon la situation (Althusser, 2006b, pp. 186, 321). 

C’est cette approche regardant les être humains comme des animaux, la moralité comme une seconde nature, et la loi juridique comme le produit d’une convention, qui est la source des distinctions offertes par Althusser entre les différents types de loi. En résumé, selon Althusser, la loi peut être divisée en deux catégories : celle des sciences naturelles et celle des humains. Son objet, ou cette chose à laquelle la loi s’applique, distingue une catégorie de la loi d’une autre catégorie. Les lois scientifiques sont les concepts qui décrivent les relations constantes entre des variables phénoménales. Ces lois comprennent les relations physiques telles que comprises par la physique, la chimique, la biologie, et la psychologie ainsi que les relations sociales telles que comprises par les sciences de l’économie, la politique, la sociologie, et l’anthropologie.

Alors que le statut épistémologique des lois humaines et sociales diffère du statut des lois physiques et naturelles, tous deux partagent une structure conceptuelle similaire. En comparaison, les lois artificielles créées par l’homme diffèrent dans leur structure conceptuelle de façon significative des autres types de lois. Pour qu’un concept soit scientifique, il doit décrire des relations constantes entre des variables phénoménales. Pourtant, les lois artificielles prescrivent simplement les relations entre les êtres humains. Au contraire des lois scientifiques, ces relations ne sont pas nécessairement constantes et peuvent ou non être suivies. Mais dans la mesure où elles sont efficaces, ces lois régularisent les interactions humaines. Puisque la croyance en ses lois (conjointement avec d’autres causes) a pour effet la normalisation de la conduite au fil du temps, les régularités résultantes peuvent être étudiées par les sciences sociales et leurs effets dénotés. 

Si les lois artificielles ont pour objectif la normalisation des relations humaines, nous pouvons poser la question de savoir comment cette régulation ou sujétion est accomplie, et à quelle fin. En répondant à cette question, nous pouvons d’abord différencier les différents types de lois artificielles, puis constater comment elles s’articulent, et enfin expliquer comment chaque type de loi acquiert son efficacité. Avec Montesquieu, Althusser maintenait que la principale distinction dans la catégorie des lois artificielles était entre le droit positif et la loi morale. Le terme « droit positif » désigne les lois qui sont les résultats des contrats entre les êtres humains, et qui contraignent ou définissent leurs relations. La loi morale, en revanche, est considérée comme trouvant son origine dans une source indépendante de la convention, que ce soit dans le commandement divin, la nature humaine, l’intuition, ou dans la délibération pratique. Bien qu’Althusser se soit intéressé à la compréhension historique des relations entre ces types des lois artificielles, on trouve dans son analyse le rôle joué par chaque type de loi dans les « rapports de production bourgeois », où son lecteur peut comprendre chaque type de loi en termes conceptuels. Comme cette analyse est aussi révélatrice du rapport du droit positif et de la loi morale avec l’État et (avec ?) le mode de production historique dans lequel les deux formes de lois artificielles jouent un rôle, cette étude comprend le contexte nécessaire pour entendre la position d’Althusser. Cette position est qu’il n’y a aucun changement, ni dans les lois existantes, ni dans les institutions juridiques, qui soit suffisant pour affecter la totalité socioéconomique de façon fondamentale.

En termes purement descriptifs, Althusser définit le droit positif comme « un système de règles codifiées, c’est-à-dire respectées et tournés dans la pratique quotidienne » (Althusser, 1995, p. 87). Bien qu’il puisse s’étendre de la régulation des sujets humains dans leurs rapports privés jusqu'à la régulation de l’État et des entreprises, le concept de droit privé forme la base de toute législation dans une société caractérisée par les rapports de production bourgeoise. Les rapports de production sont la somme de toutes les relations sociales dans lesquels les gens d’une société spécifique sont obligés de s’engager pour survivre, produire, et reproduire leurs moyens d’existence. Dans un système bourgeois, nous sommes obligés d’acheter et de vendre pour survivre et continuer à produire. Fondamentalement, le droit bourgeois gère ces échanges marchands qui restent « en dernière instance sur le ‘droit de propriété.’ » De son côté, le droit à la propriété repose sur la reconnaissance juridique d’un sujet, c’est-à-dire sur la définition d’un être humain comme un être doué de quelques capacités juridiques bien définies. Cette personnalité juridique possède la liberté d’exploiter « les biens sur lesquels elle porte la propriété » et, à cet égard, elle partage l’égalité en vertu de la loi avec toutes les autres personnalités juridiques (Althusser, 1995, p. 88).

Selon Althusser et pour continuer cette description, le droit positif comprend quatre caractéristiques. Premièrement, il comporte son propre système, un système qui ne soutient presque aucune contradiction et qui est compréhensive. Son caractère plénier signifie qu’il peut trancher toutes disputes et qu’il peut rectifier n’importe quel tort commis envers un sujet juridique.(Althusser, 1995, pp. 88–89) Deuxièmement, dans la mesure où le droit positif n’est pas concerné par la nature des biens échangés mais seulement par les conditions d’échanges elles-mêmes, son existence est purement formelle. Parce qu’il est dans son concept même indiffèrent aux rapports de productions spécifiques qu’il règle, ces rapports « sont nécessairement absents du Droit lui-même » (Althusser, 1995, p. 90). Mais le « contenu » ne traite que les rapports existants de production capitalistes et ses effets. Donc, le droit n’existe que pour régler les pratiques économiques bourgeoises ; « il définit les propriétaires, leur propriété (biens), leur droit d‘user et d'abuser de leur propriété en toute liberté, leur droit d’aliéner leur propriété, [et] le droit réciproque d’acquérir une propriété » (Althusser, 1995, 1990, p. 103). Comme l’écrivait Althusser, la raison réelle du caractère du droit est qu’il « règle formellement le jeu des rapports de production capitalistes. » C’est-à-dire que le droit bourgeois-positif a pour objet la réglementation et l’assurance du bon fonctionnement des rapports capitalistes. Troisième caractéristique, le droit bourgeois est universel, il s’applique à tout et partout. Cela est vrai pour la simple raison que les rapports de production capitaliste sont universels. Il faut que chaque personne soit soumise à la loi parce que le mode de production capitaliste en a précisément besoin. En vertu du droit bourgeois, les prolétariens (ou ceux qui sont obligés de disposer de leur travail pour survivre) possèdent les mêmes droits abstraits que ceux qui sont possédés par la bourgeoisie : Ils sont libres d’acheter ou de vendre leur propriété ou leur force de travail. Sans ce droit, le capitalisme ne pourrait pas fonctionner. Le droit positif, donc, n’est que la reconnaissance juridique des rapports réels de la production capitaliste (Althusser, 1995, p. 201). 

La caractéristique finale du droit positif tel qu’il est défini par Althusser est d’être nécessairement répressif. Le droit est forcément répressif parce que ce n’est qu’avec la répression qu’il peut gagner son efficacité. Afin de régler les actions qui seraient autrement régulées par le sentiment, la tradition ou la raison, le droit positif doit inclure les sanctions. Comme l’écrivait Althusser, « il n’est pas de Code Civil possible sans un Code Pénal » (Althusser, 1995, p. 95). De Plus, pour que le Code soit appliqué, le droit nécessite un appareil répressif, « à savoir la police - les tribunaux - les prisons ; mais aussi l'armée, qui intervient directement en dernière instance. » Il est ici où « le droit fait corps avec l’État, » que l’État se révèle être, dans son essence, un appareil répressif (Althusser, 1995, p. 201).            

Bien qu’il y ait des exemples partout de son utilisation, si nous pensons en termes d’occasions possibles où l’État pourrait utiliser son pouvoir répressif, il y en a peu. Et pourtant, ses lois sont, la plupart du temps, suivies. Comment cela est-il possible ? En bref, les sujets de la loi la respectent et agissent de façon honnête (c’est-à-dire comme la loi leur enjoint de le faire.) D’où vient ce sentiment de respect de la loi et le désir d’agir d’une manière honnête et morale ? Althusser attribuait l’autorégulation des sujets à deux idéologies pratiques (Althusser, 1995, p. 203). Il appelait la première : « l’idéologie juridique ». L’idéologie juridique est caractérisée par un ensemble de croyances qui maintiennent que nous ne sommes libres que grâce à la loi et que la loi s’applique également à tous ses sujets (Althusser, 1995, p. 200). La seconde idéologie pratique, « l’idéologie morale », inclut un ensemble d’intuitions qui différencient le bon comportement du mauvais. Ces intuitions sont conformes au droit positif. De plus, elles comportent une connaissance des rapports entre le droit positif, la loi morale, et notre statut métaphysique, à savoir que le droit positif facilite la vraie expression de notre nature métaphysique-morale humaine. Pour de tels êtres qui se considèrent comme libres et égaux par nature, qui voudraient poursuivre leurs objectifs individuels, et qui ne désirent subir aucun tort causé par un autre, la tendance à se conformer à un ensemble de codes qui ont pour seul but la garantie de ces capacités et de ces désirs est logique. C’est sous la forme du respect de la loi que l’harmonie profonde entre l’idéologie morale et l’idéologie juridique se manifeste (Althusser, 1995, pp. 96–7). Si nous voulons le comprendre dans son intégralité, Althusser insistait : « le ‘Droit’ (ou plutôt le système réel que cette dénomination désigne, en la masquant, puisqu'elle en fait abstraction : à savoir les Codes + l'idéologie juridico-morale + la police + les tribunaux et leurs magistrats + les prisons etc.) mérite d'être pensé sous le concept d'appareil idéologique d'Etat » (Althusser, 1995, pp. 98, 202–3). Contrairement au système éducatif qui est son complément (et qui est lui-même une combinaison des éléments répressifs et idéologiques pratiques), les appareils idéologiques et répressifs qui constituent le droit ne sont pas là pour reproduire le système existant des rapports productifs. Par contre, ils existent pour régler son fonctionnement.  

Parce qu’il n’est que le système juridico-moral-idéologique qui assure le fonctionnement continu de notre formation sociale capitaliste-libérale, on pourrait accorder qu’aucun changement des lois existantes ne serait suffisant pour affecter fondamentalement la totalité socio-économique". Tel est le cas, selon Althusser, parce que le droit dans sa forme actuelle existe seulement pour assurer le bon fonctionnement de l’ordre social et économique capitaliste (Althusser, 1990, p. 180). Si nous concédons que ceci est sa raison d’être et que le droit bourgeois comprend beaucoup plus que la somme de ses codes, il est peu logique d’anticiper qu’un ou plusieurs changements des lois existantes susciteraient une transformation de fond du système socio-économique (dont le droit dans son ampleur assure le fonctionnement). Tel est particulièrement le cas car les lois actuelles sont des épiphénomènes. L’idéologie et les appareils répressifs de l’État jouent un rôle beaucoup plus important parce qu’ils assurent « l’ajustement et la cohésion des hommes dans leurs rôles, leurs fonctions, et leurs rapports sociaux » (Althusser, 1990, p. 25).

De plus, dans la mesure où le droit existe pour assurer un système bourgeois des rapports productifs, et - dans la mesure où l’état bourgeois n’existe que pour assurer le fonctionnement de ces relations par la force ou par la menace -, par définition, l’État existant et ses lois ne peuvent pas être progressivement modifiés pour servir les intérêts d’une autre classe sociale. Selon Althusser, le droit ne sert, et pour toujours, que les intérêts de la classe dominante, et il le fait par son maintien des rapports productifs dont cette classe tire profits. Les réformes législatives peuvent réorganiser ces rapports de telle manière que les objectifs du socialisme progressent (peut-être par l’extension du système d’assurances et de protections sociales ou même par la nationalisation ou la collectivisation des industries). Pourtant, en réalité, ces réformes ne peuvent qu'effectuer une réorganisation des rapports entre les individus appartenant à la bourgeoisie (Althusser, 1995, p. 181). Elles ne peuvent pas changer ou restreindre la capacité d’un État à réprimer des classes ou d’autres groupes sociaux ou, par un processus d’assujettissement idéologique, les former en fonction des besoins d’un mode de production particulier (Althusser, 1995, p. 180). Pour ne prendre qu’un exemple–celui de la collectivisation d’une industrie spécifique–d’après le droit existant, telle une coopérativisation, a pour résultat l’extension du statut de bourgeois aux personnes touchées par la réforme. En effet, davantage de gens seront propriétaires des moyens de production. Pourtant, la structure fondamentale du droit demeure la même : les personnalités juridiques ont le droit de s’approprier et d’exploiter les biens de manière conforme à la loi, c’est-à-dire selon les règles d’échanges que la loi a fixé et que l’État garantit. De plus, les individus qui ont participé à la collectivisation et qui sont devenus « travailleur-propriétaires » se considèrent comme encore plus bourgeois qu’avant. Par contraste et selon Althusser, les révolutions réelles « consistent donc à déposséder la classe dominante du pouvoir d'État, c'est-à-dire de la disposition sur ses Appareils d'État assurant la reproduction des rapports de production existants, pour mettre en place de nouveaux rapports de production dont la reproduction est assurée par la destruction des anciens Appareils d'État et l'édification (longue et difficile) de nouveaux Appareils d'État » (Althusser, 1995, p. 181)

Après qu’un État a été privé de son pouvoir (par le prolétariat dans la plupart des exemples donnés par Althusser), une dictature serait nécessaire pour la mise en place des nouveaux rapports de production. Comme avec les transitions révolutionnaires des rapports féodaux aux rapports bourgeois, ce régime ne peut qu’accomplir son objectif par le remplacement des appareils d’État bourgeois (le droit, les écoles, l’armée, la famille, etc.) par de nouveaux appareils prolétariens, avec de nouvelles activités productives et de nouvelles pratiques idéologiques.

Voilà, du côté de ses analyses du droit et de l’État, les raisons qu’Althusser donnait à la conservation des quelques thèses marxistes-léninistes classiques : à savoir, qu’une révolution et une période de dictature sont nécessaires pour transformer un régime capitaliste-libéral en un régime communiste. Au fond, le coeur de son argumentation est très simple : si le droit positif-bourgeois n’existe et ne peut exister que pour assurer le bon fonctionnement de l’ordre social et économique capitaliste, et si nous désirons mettre en place un autre système (peut-être communiste), alors il faut que nous le remplacions par un autre, fondé sur un autre concept de droit. Et, puisque le droit existant comporte non seulement les codes et les institutions juridiques et punitives mais aussi les idéologies juridiques et morales, alors il faut changer non seulement les codes et les institutions mais aussi les rapports sociaux qui animent et qui sont animés par ces pratiques idéologiques. Comme ces rapports ne cesseront pas avec un simple changement de constitution de la gouvernance, il faut aussi favoriser la transformation des habitudes et des attitudes existantes en des attitudes et habitudes nouvelles, qui se conforment plus avec le concept de droit formellement adopté par un nouveau gouvernement après une révolution. Pour ce faire, il faut installer de nouvelles institutions provisoires.

Nous savons qu’Althusser mettait en avant ces points pour combattre une nouvelle gauche communiste qui voulait poursuivre la transformation du capitalisme en communisme exclusivement par voie parlementaire. Nous savons aussi qu’il les avançait contre la conclusion centriste émergeante que le communisme était nécessairement totalitaire et que la seule chance d’augmenter la liberté et de soulager la souffrance humaine résidait dans le développement des institutions libérales existantes. En dépit de notre distance temporelle par rapport à ces débats, je soutiendrai que, si on voulait penser la transformation d’une société animée par des rapports capitalistes d’exploitation en une société animée par des rapports sans exploitation, notre situation ne serait pas très différente de celle d’Althusser. Dans la philosophie politique actuelle, nous pouvons peut-être ajouter uniquement la théorie d’une transition évènementielle aux trois autres hypothèses de cette époque. Actuellement, le projet de l’eurocommunisme a failli et je pense avec Althusser que le système de droit libéral présente à sa base une grave entrave à une transition vers des rapports sociaux plus justes. De plus, je crois que nous pouvons intentionnellement et collectivement transformer le monde socio-économico-politique ; Il ne faut pas attendre un évènement. Pourtant, je crois que la théorie d'Althusser présente aussi des insuffisances et qu’il ne cède pas assez à ses adversaires de gauche comme de droite. J’espère que nous pourrons discuter de ces limitations ainsi que de l’importance ou du manque d’importance de l’ensemble de son argumentation.

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